Harcèlement moral, lanceur d’alerte et liberté d’expression : La Cour de cassation renforce la protection des salariés contre le licenciement (Cour de cassation, Chambre sociale, 19 avril 2023, 21-21.053, Publié au bulletin)
Dans un arrêt très attendu du 19 avril 2023 (n°21-21.053) la chambre sociale de la Cour de cassation a remis en question sa jurisprudence qui prévoyait que le salarié devait qualifier expressément les faits qu’il dénonçait, de harcèlement moral, pour bénéficier de la protection contre le licenciement. Dorénavant, le salarié sera protégé contre le licenciement, lorsqu’il dénonce des faits de harcèlement moral, sans avoir besoin de les qualifier de tels.
Le rappel des faits
Une psychologue a été licenciée pour faute grave suite à un courrier qu’elle a adressé à son employeur, dénonçant un certain nombre de faits.
L’employeur lui a reproché notamment d’avoir « gravement mis en cause l’attitude et les décisions prises par le directeur, tant à son égard que s’agissant du fonctionnement de la structure », et d’avoir « également porté des attaques graves à l’encontre de plusieurs de ses collègues, quant à leur comportement, leur travail, mais encore à l’encontre de la gouvernance de l’association ».
La procédure
La salariée a saisi le Conseil de prud’hommes en sollicitant notamment la nullité de son licenciement et le versement de diverses sommes au titre du harcèlement moral.
Par un arrêt du 15 avril 2021, n°20/00164, la Cour d’appel de Caen a reconnu l’existence d’un harcèlement moral et déclaré le licenciement nul.
L’employeur a réalisé un pourvoi en cassation, arguant de l’application de la jurisprudence constante de la Cour de cassation en la matière. Il soutient notamment que la protection accordée au salarié n’est possible que si celui-ci dénonce nommément l’existence de faits de « harcèlement moral », ce qui n’était pas le cas en l’espèce. De plus, il précisait que la lettre de licenciement ne reprochait pas explicitement à la salariée d’avoir dénoncé des faits de harcèlement moral, le licenciement ne pouvait donc être considéré comme nul.
Ce que prévoit le Code du travail
L’article L1152-3 du code du travail prévoit : « Toute rupture du contrat de travail intervenue en méconnaissance des dispositions des articles L1152-1 et L1152-2, toute disposition ou tout acte contraire est nul ».
Pour mémoire : L’article L1152-1 du Code du travail : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel ». L’article L1152-2 du même code prévoit qu’: « Aucune personne ayant subi ou refusé de subir des agissements répétés de harcèlement moral ou ayant, de bonne foi, relaté ou témoigné de tels agissements ne peut faire l’objet des mesures mentionnées à l’article L. 1121-2. Les personnes mentionnées au premier alinéa du présent article bénéficient des protections prévues aux I et III de l’article 10-1 et aux articles 12 à 13-1 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique ».
La position d’origine de la Cour de cassation
La chambre sociale de la Cour de cassation avait tranché dans un arrêt mémorable du 13 septembre 2017 (n°15-23.045), que le salarié dénonçant un harcèlement moral devait user des termes précis pour bénéficier de la protection contre le licenciement. En l’absence de ces termes, le salarié ne pouvait se prévaloir de la protection accordée. A partir de là, le salarié bénéficiait de la protection, même en l’absence de harcèlement moral (Cass soc, 21 mars 2018, n°16-24.350), pourvu qu’il n’agisse pas de mauvaise foi, notamment en connaissant la fausseté des faits allégués (Cass soc, 7 février 2012, n°10-18.035 ; Cass soc, 10 juin 2015, n°13-25.554), qui pouvait être soulevée par l’employeur directement devant le juge, sans avoir eu besoin de le stipuler au préalable au salarié (Cass soc, 16 septembre 2020, n°18-26.696).
Un revirement de jurisprudence qui fait sens
Le 19 avril 2023, la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que :
« D’abord, ayant constaté, hors de toute dénaturation, que la lettre de licenciement reprochait à la salariée d’avoir adressé à des membres du conseil d’administration de l’AIFST, le 26 avril 2018, une lettre pour dénoncer le comportement du directeur du foyer en l’illustrant de plusieurs faits ayant entraîné, selon elle, une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé, de sorte que l’employeur ne pouvait légitimement ignorer que, par cette lettre, la salariée dénonçait des faits de harcèlement moral, la Cour d’appel a pu retenir que le grief énoncé dans la lettre de licenciement était pris de la relation d’agissements de harcèlement moral ».
Cet extrait de l’arrêt met en évidence que la qualification expresse de « harcèlement moral » par la salariée n’est pas une condition sine qua non pour bénéficier de la protection contre le licenciement. La Cour d’appel a justement conclu que les faits dénoncés par la salariée constituaient un cas de harcèlement moral, que l’employeur ne pouvait ignorer. On constate que la lettre fait mention de plusieurs faits non désirés ayant entrainé la dégradation des conditions de travail et ayant eu des conséquences sur la santé de la salariée. Autrement dit, les ingrédients de la définition légale du harcèlement moral sont présents et il appartient donc à l’employeur de connaître cette définition pour l’identifier et ainsi savoir que le salarié bénéficie d’une protection, à laquelle restent attachée la condition de la bonne foi : « Il y a lieu désormais de juger que le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral ne peut être licencié pour ce motif, peu important qu’il n’ait pas qualifié lesdits faits de harcèlement moral lors de leur dénonciation, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu’il dénonce ».
Le lien avec la protection du lanceur d’alerte
La loi Sapin II n°2016-1691 du 9 décembre 2016 complétée par la Loi Waserman n°2022-401 du 21 mars 2022 définit à son article Ier le lanceur d’alerte comme étant notamment : « une personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit … ».
Nul besoin ici pour le lanceur d’alerte de qualifier les faits, mais seulement d’apporter des informations. La Cour franchit un nouveau cap dans l’harmonisation de la « dénonciation » de faits de harcèlement, qu’ils soient dans le champ ou hors champ de la protection du lanceur d’alerte, ce que nous ne pouvons que saluer, au vu de la complexité des questions qui se posent parfois pour savoir si oui ou non nous sommes en présence d’un lanceur d’alerte.
Le lien avec la liberté d’expression
Cette décision prend également sa source dans les dispositions de l’article L.1121-1 du Code du travail et 10§1 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de sa décision du 16 février 2022, n°19-17.871, reconnaissant au salarié, sauf abus, sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées. Ainsi, le licenciement prononcé par l’employeur pour un motif lié à l’exercice non abusif par le salarié de sa liberté d’expression est nul.
Le harcèlement, un casse-tête toujours plus grand pour les employeurs : récapitulatif des points de vigilance :
Désormais, lorsque l’employeur reçoit une lettre de critique ou de dénonciation de faits par un salarié, il devra, avant de prendre une décision :
- Se poser la question de savoir s’il pourrait s’agir d’une dénonciation de faits de harcèlement moral ou poser par écrit la question au salarié.
- Si effectivement il s’agit de faits laissant présager qu’il s’agit de harcèlement, mener une enquête interne pour savoir s’ils sont réels et le cas échéant, qu’elle en est leur ampleur ou s’il existe un risque psychosocial à traiter.
- Identifier si le salarié est de mauvaise foi et le cas échéant s’il a abusé de sa liberté d’expression
En effet, même s’il n’existe pas de harcèlement moral, si le salarié a exercé sa liberté d’expression sans abus, la Loi le protège.
Et si l’employeur ne mène pas d’enquête sur ces faits, il devra des dommages et intérêts au salarié, même en l’absence de faits de harcèlement (Cass, soc 12 mai 2021, n°20-14.507).
S’il existe des faits de harcèlement moral, la Loi protège le salarié, qu’il ait nommé ou non les faits qu’il a dénoncés.